Récemment diplômé, il était temps pour moi de partir à l’aventure de la vie. Après quelques conversations avec des amis et ma famille, il m’est devenu évident qu’un désir nouveau naissait en moi, animé par le besoin de découvrir de nouveaux horizons, de m’affirmer en tant qu’homme dans une société en perte de repère, de vivre ma foi de chrétien, de me mettre au service d’autrui et d’apprendre à recevoir. Rapidement, c’est sur le volontariat que s’est jeté mon dévolu. C’est donc avec Jean-Emmanuel, un autre volontaire habité de la joie de la mission, que nous nous sommes lancés dans l’aventure. Ce Normand dynamique d’une quarantaine d’années a déjà vécu mille et une expériences, mais lui et moi nous n’étions pas au bout de nos surprises en découvrant notre destination : Taïwan appelée par le passé île de Formose qui, en Portugais, signifie « Belle île ».
La découverte d’un nouveau pays
À mon arrivée à Taïwan, j’ai d’abord passé quelques jours à Taipei, la capitale. Ma première surprise fut l’accueil des Taïwanais dès la sortie de l’avion : chaque fois que je me suis arrêté pour regarder la carte et trouver mon chemin, une personne venait me proposer son aide. J’ai retrouvé cette gentillesse et cette hospitalité régulièrement. J’ai rapidement rejoint Jean-Emmanuel, déjà là depuis un mois, et qui s’impatientait de l’arrivée de son binôme devant l’ampleur de la tâche. Cela fait maintenant trois mois que je suis arrivé à Yuli, une petite ville située à l’est de Taïwan dans la vallée de Huandong. Dans cette ville, située entre deux chaînes de montagnes à seule- ment quelques kilomètres de l’océan, on retrouve quelques- unes des nombreuses ethnies qui constituent la population taïwanaise : les Hans, originaires de Chine, les Japonais restés après la période d’occupation et les aborigènes Amis et Bunun. Dans la vie quotidienne, on oublie rapidement la cohabitation de ces nombreuses cultures. En effet, malgré les traits de visages qui laissent entrevoir différentes origines et les quelques mots japonais, bunun ou amis, tous les habitants de Yuli parlent le taïwanais. Ils vivent tous ensemble dans une joyeuse effervescence qui ne laisse les rues s’endormir qu’après les derniers rayons du soleil et le chant entêtant, mais bien peu mélodieux, du camion poubelle.
Une journée de mission
La mission, à laquelle je participe, est celle d’animateur et d’éducateur au centre de recyclage et à la ferme fondés par le père Yves Moal. Ce centre permet à d’anciens toxicomanes, prisonniers et personnes atteintes de handicaps physiques et mentaux de travailler et ainsi de retrouver un semblant de vie normale même si dans la pratique cette stabilité reste fragile et une attention particulière doit être portée à tous les travailleurs. Le père Moal aide également les travailleurs du centre à trouver un logement. Un dortoir est actuellement en construction à cet effet et permet ainsi à chacun de vivre dans un logement décent. Les journées sont longues pour le père Moal et les volontaires du centre. Après avoir préparé le petit-déjeuner dans la salle à manger, une messe est célébrée, chaque matin, à 6 h 30, pour les paroissiens de Yuli. Durant cette messe, quelques bénéficiaires décident, parfois, de venir malgré un réveil difficile après leurs soirées trop arrosées de la veille. Parmi eux, on retrouve Assan, un ancien meurtrier qui retombe parfois dans ses travers alcooliques. Il lui arrive de venir avec un coquard ou une minerve après quelques joutes nocturnes avec ses cama- rades de beuverie. Ou encore Achung, un petit bonhomme aux cheveux grisonnant qui ne dit jamais un mot mais observe tout le monde avec un sourire mi-moqueur mi-étourdi. Et encore « Marie Madeleine » comme la surnomme le père Yves, une prostituée repentie qui fait office de maman pour beaucoup en les amenant chez le médecin. Malgré la scène pittoresque que nous offrent ces drôles de personnages, une certaine ferveur fragile et émouvante émane d’eux.
Après la messe, le père Yves part chercher les travailleurs ayant une mobilité réduite pour les amener petit déjeuner. Quand le père a fini ses nombreux allers-retours, il commence une sorte de revue des troupes : aujourd’hui untel est à la Cour de Justice, untel a attrapé un rhume, untel s’est disputé avec son camarade de chambre et ne veut pas travailler, ou parfois des histoires plus tristes comme un travailleur qui est à l’hôpital dans le coma après une dispute qui a dérapée. Après avoir pris des forces avec un petit-déjeuner copieux, la journée démarre et chacun part travailler selon ses capacités physiques mais aussi en fonction des besoins. Les plus âgés restent dans la cour de l’église pour démonter les petits moteurs d’électroménager et séparer les fils de cuivre, les parties métalliques et les parties en plastiques, les hommes les plus forts partent à la collecte des déchets ménagers pour les amener au centre de tri. Sous le soleil harassant et l’air humide du centre, on a l’impression d’être dans une fourmilière en pleine activité. Certains déchargent les sacs amenés par les camions, d’autres trient les déchets dans des grands bacs: verre blanc, verre marron, canettes dures, canettes légères, cartons, PVC, PP, PVDC, PLA et tout un tas d’acronymes à en perdre la tête.
De temps en temps, quelqu’un se trompe de bac et fusent alors quelques insultes aux allures sibyllines de la part du chef d’équipe ou des plus anciens travailleurs. Le malheureux fautif s’empresse de chercher l’objet de sa réprimande dans les tréfonds des bacs de tris. Dans les sacs poubelles, il arrive qu’un travailleur trouve quelques surprises tel qu’un collier de grosses perles fantaisie que l’heureux élu s’empresse d’enfiler !
Plus souvent, les mauvaises surprises sont olfactives avec des odeurs de repas fermentés mélangées à de singulières effluves de produits ménagers. Une fois remplis, les bacs de tri sont vidés dans des sortes de bennes qui seront vendues comme matière première aux usines de recyclage. À côté du tri des déchets, un grand hangar sert, d’un côté de magasin et, de l’autre, de dépôt pour les nombreux objets dont les gens se débarrassent. Un groupe de femmes est chargé de trier les vêtements, les livres, qui seront vendus au magasin. Il règne au centre une ambiance fraternelle et quelques rires, chansons et discussions agrémentent les longues heures de travail dans la moiteur de l’air taïwanais. Vient alors l’heure du déjeuner bien mérité. « Chi fan, chi fan! » « Manger du riz », litté- ralement, entend-on crier. Une fois le bénédicité terminé, les bénéficiaires s’empressent de faire la queue et, malgré quelques indisciplinés qui veulent remplir leurs assiettes plus que de raison, tout le monde en a pour sa faim et se retrouve avec un bol bien garni des appétissantes nourritures dont les Taïwanais ont le secret. Sans oublier l’incontournable louche de riz. Après le repas, tout le monde part se reposer une demi-heure avant de repartir pour une après- midi de travail. Le soir, c’est le même manège « Chi fan, chi fan ». De temps en temps, quelques retardataires arrivent après le repas. Ils poussent alors des cris de colère. Heureusement, Akim, la cuisinière, valeureuse est ferme, trouve toujours quelques morceaux à leur donner.
On pourrait croire que le père et ses volontaires peuvent enfin souffler après cette journée harassante. Mais c’est alors qu’un nouveau ballet commence. « Shénfù, Shénfù ! » qu’on pourrait traduire par « Mon père, mon père ! », entend-on crier ici et là. Ce sont les bénéficiaires qui viennent demander au père Yves d’exaucer leurs vœux. L’un voudrait quelques pièces pour aller s’acheter des friandises, l’autre un tube de dentifrice, un troisième vient demander une chambre après s’être disputé avec ses compagnons de chambrée. Les demandes les plus farfelues s’enchaînent, certaines laissant les volontaires pantois. Heureusement, le père Yves ayant pris l’habitude de ces cortèges du soir, et aidé par quelques grâces divines, répond patiemment à chacune de ces requêtes en prenant soin de glisser quelques mots gentils à chacun. Quand enfin les travailleurs regagnent leurs pénates, le père Yves et ses volontaires prient les vêpres remerciant Dieu pour cette journée riche en anecdotes. Ce soir encore, ils n’auront pas besoin de compter les moutons pour tomber dans les bras de Morphée.
extrait de la Revue MEP n° 592, mai 2023